Esper118Quelle culture collective à l’ère de l’économie de plateformes ?

Ils sont une vingtaine, regroupés à la porte de Namur, dans le haut de la chaussée d’Ixelles à Bruxelles. Un pied sur la pédale de leur vélo, ils attendent, les yeux rivés sur l’écran de leur smartphone. Certains, qui semblent se connaitre, échangent quelques mots. Mais ils n’entament pas de conversation, ce serait trop risqué : dans une seconde, peut-être, une alerte sur le téléphone indiquera une commande et il n’y aura que quelques secondes pour signifier qu’on la prend. Alors, pas question de se laisser distraire. D’ailleurs, l’autre qui attend aussi n’est pas tant un collègue qu’un concurrent. Pour tous ces jeunes hommes, dans le froid de ce samedi soir de décembre, le temps d’attente incertain sur ce bout de trottoir est entièrement capté par la mission professionnelle. Ce temps ne sera pourtant pas rétribué. Le salaire est à la tâche. D’ailleurs ce n’est pas un salaire : ces travailleurs sont déclarés indépendants. Ils n’ont pas d’emploi, ils n’ont qu’un travail. Ils n’ont pas d’employeur physique, mais s’inscrivent sur une bourse du travail digitale et les instructions à suivre sont envoyées, pas à pas, via une plateforme. En cas de problème, il faut passer par un chatbot (un assistant numérique). Le vélo et le smartphone sont leurs outils de travail principaux. Mais ils les ont achetés eux-mêmes. « Ils », vous l’aurez compris, ce sont les livreurs. Pour Deliveroo, Takeaway ou Uber… Une fois leur mission attribuée, ils croiseront un restaurateur, un client, en chair et en os. Mais vite ! Puisqu’ils sont évalués sur leur rapidité d’exécution et payés à la tâche. Et le paiement à la tâche, le capitalisme l’a toujours bien compris c’est « le moyen d’assurer l’obéissance du travailleur à la machine ». Martin Willems, responsable national de United Freelancers (UF) à la CSC, l’a rappelé dans une journée d’étude de la FTU et du CIEP consacrée à la numérisation de la société. UF est le syndicat pour les Freelancers, travailleurs de plateformes ou indépendants sans personnel.

Esperluette 118 : Octobre/Novembre/Décembre 2023